17 juin 2010

LES ATELIERS FERROVIAIRES DE LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER DE L’EST

(Aujourd’hui « Établissement Industriel de Maintenance du Matériel de Romilly » de la SNCF)

Qui, venant de Paris pour se rendre à Troyes par la RN 19, traverse Romilly-Sur-Seine ne peut pas manquer cet interminable mur, long de plus d’un km, dont le manteau de vigne vierge griffée au crépis maquille mal la roide austérité. Un mur qui n’invite guère le passant à faire étape…Pourtant, derrière ce mur, depuis 120 ans, s’écrit une grande part de l’histoire de la ville de Romilly-sur-Seine !

1871, l’amputation de la France de l’Alsace-Lorraine vient de faire perdre à la Compagnie des Chemins de fer de l’Est son grand atelier de Montigny-lès-Metz et ses ateliers d’entretien de Metz, Strasbourg et Mulhouse. Aucun atelier existant n’a la capacité suffisante pour absorber la charge de travail qu’on y exécutait. La compagnie conçoit donc le projet de construire de tous nouveaux ateliers. Voilà ce qui va s’édifier derrière ce mur.

Pourquoi le choix de la compagnie s’est-il porté sur la ville de Romilly ?


Avec ses quelque 5100 habitants d’alors, la bourgade était modeste. Mais, située sur la ligne de chemin de fer Paris-Troyes, elle avait déjà un long passé ferroviaire : dès 1842 son conseil municipal avait émis le vœu que la ville fût desservie par la ligne Montereau-Troyes, alors en projet ; en 1848, c’était chose faite. Quelques années plus tard, la construction de voies ferrées d’intérêt régional vers Épernay et Château-Thierry en faisait un carrefour ferroviaire. S’ajoutaient à ces prédispositions de vastes terrains bon marché, la tradition ouvrière d’une ville bonnetière où la Compagnie trouverait aisément un vivier de main d’œuvre pour édifier et faire tourner ses ateliers. 


1874, le choix de la Compagnie était fait. Pour le concrétiser, il allait falloir encore quelques années de maturation du projet et d’âpres négociations avec la municipalité sur le prix et les modalités de cession du terrain. Enfin le 10 juin 1880 la compagnie prenait la décision définitive d’implantation d’ateliers qui seraient chargés de construire et de réparer les voitures de 3ème classe, les fourgons et les wagons à marchandises, de réaliser et entretenir les roues montées, de fabriquer les châssis en fer des voitures et des fourgons à bagages, enfin d’emmagasiner et de débiter les bois nécessaires à tout le réseau.

Entamés en octobre 1882, les travaux sont menés bon train. Dès le 1er avril 1884, le service du matériel prend possession du premier bâtiment achevé, celui du magasin général. S’enchaînent ensuite les 15500 m2 de l’atelier abritant le montage, la peinture et la fosse de visite des freins, l’atelier de l’ajustage et des tours à roues, l’atelier des machines outils hydrauliques et du montage des châssis en fer, l’atelier bois avec sa scierie et ses machines à travailler le bois, deux bâtiments renfermant les générateurs et les moteurs des deux groupes d’ateliers bois et fer, le magasin aux bois, deux étuves pour le séchage du bois, l’installation hydraulique avec ses deux réservoirs de 250 m3 pour la lutte contre le feu et le chauffage à la vapeur, l’aménagement enfin d’un vaste dépôt de bois, le tout sillonné par plus de 26 km de voies. A ce vaste ensemble, l’éclairage est fourni par la mise en service à la fin de 1885 d’une usine à gaz qui alimente 1464 becs de gaz. Au total quelque 26 ha de terrain couverts ou aménagés. 


S’y affaire la plus grande concentration ouvrière de la ville : près de 600 agents au début du siècle, des hommes en très large majorité, une concentration qui culminera à 1827 agents à la Libération, avant de décroître irrémédiablement.

L’impact d’un tel établissement sur la vie et la physionomie de la ville ne pouvait qu’être considérable.


Démographique d’abord. Sous l’influx des ateliers, la bourgade bonnetière de 5100 habitants s’enfle: quelque 7000 habitants en 1886, près de 8000 en 1896, près de 10000 en 1906. De la grosse bourgade bonnetière, les ateliers de chemin de fer ont fait une ville !


L’impact est aussi sociologique : c’est l’époque où se fixe le cliché de la famille romillonne type, ouvrière, laborieuse, revendicative, avec ses enfants de bonne heure à l’usine, les maris cheminots, les femmes bonnetières. Cliché réducteur, certes, mais non dénué de fondement. Et puis, dans une cité où le mouvement ouvrier s’est échafaudé très tôt au travers de mutuelles, des luttes ouvrières et du combat politique, les ateliers deviennent rapidement un bastion du syndicalisme et du combat ouvrier.

Bastion, le mot vaut aussi pour l’impact urbanistique.


26 ha d’un seul tenant, clos par un mur continu, les ateliers sont comme un camp retranché. 120 ans après leur construction les photos aériennes révèlent toujours un espace à part dont le placage artificiel interrompt les cheminements traditionnels. Rien de commun avec les ateliers de bonneterie, dispersés au hasard des voies existantes et aujourd’hui fondus dans le bâti au point de s’y faire oublier.


C’est là le reflet d’un monde dont la symbiose avec la ville n’a jamais fait disparaître le particularisme. Les cheminots ont leurs cités conçues dans le style cité-jardin. Éloignées de plus de deux km du centre, elles durent être reliées au cœur du bourg par un service de ramassage scolaire dès 1887, et qui s’étoffe en 1899 pour prendre la forme d’un petit train qui, quotidiennement, déverse sa petite troupe d’enfants et de cheminots venue des cités, dans les ateliers, la gare et les écoles de la ville. Les cheminots ont aussi leurs institutions particulières : une harmonie avec son propre kiosque planté bien sûr devant la gare, une société sportive, une coopérative de consommation…, autant d’institutions qui viennent doubler des institutions équivalentes déjà existantes localement. Tout laisse l’impression d’une corporation un peu à part, soudée par de forts liens de camaraderie, qui se mêle sans se fondre, fière qu’elle est de son métier, de ses combats et de ses acquis.

Aujourd’hui encore la place des ateliers reste forte
Certes l’effectif a fondu, les métiers ont évolué, et la nostalgie des becs de gaz et du petit train des cités s’est estompée. Mais une grande partie des bâtiments d’origine subsiste, même si bien sûr l’aménagement intérieur a changé. Mais plus encore l’esprit cheminot forgé par les métiers du rail, la camaraderie d’atelier, les luttes ouvrières, la Résistance, y souffle toujours assez pour donner à la ville cette mentalité si romillonne qu’on ne ressent nulle part ailleurs.

Jean-Paul DANDRIMONT

NB article écrit en mars 2002 en préparation d'un article paru sur l'Atlas du patrimoine industriel de Champagne-Ardenne publié sous la direction de Gracia Dorel-Ferré

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